Traduit par Isabelle Gugnon
©Passage du Nord/Ouest Editions
Le long rire de toutes ces années
Nous ne nagions pas forcément dans le bonheur, mais si jamais quelqu’un nous avait demandé -lors d’une de nos réunions du samedi- si nous menions une vie heureuse, elle aurait répondu « bien sûr que oui ». Elle m’aurait peut-être adressé un regard avant d’acquiescer ou aurait lâché un « oui » plus spontané, tournant vers moi sa longue chevelure blonde, comme pour m’inciter à confirmer que tout allait pour le mieux, que je le pensais moi aussi. Mais c’était vrai. Beaucoup de temps a passé et pourtant, si l’on m’interrogeait sur notre bonheur, je répondrais que oui, tout allait bien, et je crois qu’elle aussi dirait que nous avons eu une vie très heureuse, que c’était le bonheur dans ces années-là, en mille neuf cent soixante-quinze, soixante-seize, après le dernier été.
Elle sortait l’après-midi, vers deux ou trois heures. Toujours le mardi, le mercredi et le jeudi, après midi. Elle se maquillait, me saluait d’un baiser, partait se faire des mecs et ne rentrait pas avant neuf heures du soir.
En fin de mois, quand nous avions de l’argent, elle ne se faisait pas de mecs. Alors, même les après-midis du mardi au jeudi, nous restions chez nous pour discuter, prendre le thé ; parfois elle s’enfermait dans la chambre et regardait la télévision pendant que je travaillais, parfois j’allais me reposer dans le hamac paraguayen que nous avions suspendu sur le balcon.
Quand l’argent manquait, la première semaine du mois elle se faisait deux mecs tous les après-midis : elle partait tôt dans le centre, puis regagnait notre quartier pour s’en taper un autre du côté de la rue Callao. Moi je l’attendais, sachant que ce soir-là elle rentrerait plus tard. Mais nous avions toujours de l’argent. Il y eut quelques folies : le voyage à Miami, les meubles laqués garnis de suédine jaune et cette manie de changer constamment de voiture, nos plus grosses dépenses à l’époque ; comme nous n’étions presque jamais à cours d’argent, elle se faisait des mecs du mardi au jeudi les deux premières semaines du mois, rentrait très tôt à la maison, m’embrassait, se changeait et s’enfermait pour cuisiner.
Il m’arrive de songer qu’en ce temps-là, les jours se suivaient et se ressemblaient, que notre impression de bonheur dérivait de cette constance et de cette similitude.
Elle sortait tôt. Descendait du taxi au coin de l’avenue Veinticinco de Mayo et de la rue Corrientes et marchait vers l’avenue Sarmiento, s’attardant parfois devant une vitrine d’antiquités, de monnaies anciennes, de timbres. Il était environ trois heures. Il y avait là des hommes debout devant les tableaux des maisons de change, qui notaient dans leurs carnets les cotes et la valeur du jour des actions et des dollars. L’un d’eux la regardait.
Elle entrait dans le bar à l’angle de la Bourse. Elle se faisait servir un thé au comptoir et, généralement, quelqu’un la voyait, la reconnaissait, lui donnait rendez-vous. Les habitués la retrouvaient là, au bar de la Bourse.
Les hommes avaient du mal à l’oublier.
Quand elle n’obtenait pas de rendez-vous, elle payait sa consommation, laissait un pourboire, repartait par l’avenue Sarmiento, achetait dans un kiosque des magazines français et brésiliens qu’elle feuilletait en buvant un café au salon de thé Richmond de la rue Florida.
Là, il se trouvait toujours quelqu’un pour l’aborder. Sinon, un peu avant quatre heures, elle marchait de la rue Florida jusqu’à la place San Martín, regardait les vitrines ou traînait près du Centre Naval, dans les petits bars du quartier bourrés d’officiers de passage qui avaient laissé leur famille dans les bases du sud et qui la connaissaient.
Quand elle ne rencontrait pas d’officier, elle poursuivait jusqu’au boulevard Charcas et passait par la vieille galerie où elle ne ratait jamais son coup, car en la voyant seule, les serveurs du snack lui présentaient des touristes venus là en quête d’une femme.
Une femme. Avaient-ils seulement une idée de ce qu’est une femme ? Moi oui, je sais. Je sais qu’elle en était une. J’ignore si tous les hommes qui la retrouvaient à la Bourse, au Richmond, au Centre Naval ou dans n’importe quel autre endroit de sa tournée entre la Bourse de Commerce et la galerie le savaient, mais je pense que certains en avaient conscience et qu’ils furent ses amis, presque les miens aussi -je les ai connus-, et j’ai la certitude qu’après l’avoir rencontrée, certains d’entre eux ont appris ce qu’est une femme.
Parfois, des hommes en civil l’approchaient en feignant de vouloir prendre rendez-vous, mais elle les démasquait -elle avait pour cela un flair particulier-, et leur disait d’aller en draguer une autre.
Les agents des opérations spéciales, ceux de la Divsion Moralité, la laissaient faire. En revanche, les nouveaux officiers de police, frais émoulus de l’école, prenaient la mouche et l’emmenaient au poste. Elle devait alors parler à leurs supérieurs, leur montrait ses photos publicitaires, ses papiers d’identité, les clés de l’appartement, celles de la voiture, après quoi il la laissaient partir.
Que pouvaient-ils faire d’autre ? Un soir, elle était rentrée à la maison avec un sous-commissaire.
Je l’attendais à mon bureau, en travaillant. Quand j’entendis la clé tourner dans la serrure, je regardai en direction de la porte pour voir sa petite figure souriante et je le vis, lui.
Il avait l’allure d’un professeur de tennis ou d’un gigolo. Il remarqua l’expression de mon visage quand elle m’annonça qu’il était sous-commissaire, et s’en étonna tout autant que moi. Il me connaissait déjà car il avait vu un spot qui se passait au Moyen-Age -une publicité pour une marque de whisky. Ayant tout d’abord cru qu’elle vivait seule, il scrutait mon judogi, les papiers en désordre sur mon bureau, puis la regardait d’un air interrogateur.
Il trouva du papier à rouler parmi mes livres. C’était du papier américain aux couleurs du drapeau des Etats-Unis. Il demanda si nous fumions. Elle lui dit que nous le proposions aux invités. Visiblement satisfait de sa réponse, il continua d’inspecter les livres. Il était un peu coincé cette première fois, tout comme moi, qui ne m’attendais vraiment pas à ce qu’elle ramène un policier chez nous.
Mais par la suite nous sommes devenus amis. Il prit l’habitude de venir nous voir, nous téléphonait du parking pour nous avertir qu’il passait prendre un verre ou bavarder. Il laissait ses armes dans la voiture. Les policiers sont obligés de porter en permanence leur pistolet dans l’étui de leur ceinture ou dans les petites sacoches qu’ils ont à présent, mais lui laissait tout au parking par respect pour nous.
Parfois il demandait après elle : « Et Franca ? ». Il simulait un ton menaçant : « Ne me dis pas qu’elle n’est pas là ou je fais une syncope… »
Alors je lui expliquais qu’elle était probablement en train de se taper des mecs et je lui proposais un whisky.
Pour ne pas déranger, il enlevait ses chaussures, s’allongeait dans le fauteuil du salon et restait là à regarder le plafond, jusqu’à ce qu’elle arrive. Il venait rien que pour la voir, peu soucieux qu’on l’attende à son bureau, une brigade spéciale de surveillance qui opérait non loin de chez nous sous la présidence d’Isabel.
Il avait l’allure d’un professeur de tennis ou d’un skipper de yacht de luxe. Toujours habillé sport, bronzé ; il avait quarante-deux ans mais il en paraissait trente ou trente-cinq. Il s’appelait Solanas.
Nous étions assez liés. Ce n’est pas simple d’avouer qu’on a été l’ami d’un policier, mais tu n’as pas été le seul. J’ai aussi de l’affection pour l’inspecteur Fernández, de la police fédérale, qu’on qualifie de meilleure du monde bien que lui ait été affecté dans le commissariat pourri d’un quartier où il ne se passe jamais rien. Elle avait connu Solanas en se faisant des mecs.
La première fois, elle lui avait fait payer la somme qu’elle exigeait alors de tous ses clients, dans les vingt ou vingt-cinq mille pesos : environ cent dollars, cinq cents millions de pesos actuels. Comment calculer quand la valeur de l’argent change plus vite que les habitudes des gens ? Du jour où elle était devenue l’amie de Solanas et où elle avait fini par l’amener chez nous, elle ne l’avait plus jamais fait payer.
Je ne crois pas non plus qu’elle ait recouché avec lui : elle différenciait ses amis de ses mecs et, parmi les mecs, les clients réguliers des occasionnels, qu’elle n’acceptait que lorsqu’elle s’apercevait que l’après-midi s’était écoulé sans qu’elle se soit fait un seul habitué. Inviter un mec chez nous signifiait qu’elle était devenue son amie. Ils sortaient de l’hôtel ou du petit appartement de l’homme en question et, enthousiastes, poursuivaient leur conversation dans un bar. Puis, quand c’était l’heure de rentrer, elle voulait rentrer -elle en avait besoin-, elle se faisait raccompagner jusque devant notre porte et, si la discussion et l’enthousiasme perduraient, elle l’invitait à monter.
Lors d’une amitié naissante, rien ne pouvait l’arrêter. Elle invitait donc le nouvel ami, me le présentait, puis l’homme continuait à bavarder avec moi pendant qu’elle se changeait ou s’enfermait dans la cuisine pour nous préparer quelque chose à manger.
Les mecs qui devenaient ses amis dînaient à la maison ; nous dressions un petit lit dans le salon pour ceux qui ne voulaient pas partir et ils passaient la nuit là, sans se soucier de ce que nous faisions dans notre chambre.
Avant de franchir la porte, aucun client ne connaissait mon existence. Moi, en revanche, j’entendais parler d’eux car Franca me détaillait tout ses faits et gestes avec les mecs. Ça a duré un temps. Je voulais vérifier, en savoir davantage. J’étais avide de comprendre à quoi elle occupait ses après-midis et, le soir, j’essayais même d’imiter tout ce qu’elle avait fait avec les mecs dans la journée.
Sans y avoir jamais mis les pieds, j’ai ainsi connu tous les hôtels qu’elle aimait, m’imaginant sans peine les petits appartements des célibataires, la décoration de ceux que louaient les hommes mariés pour échapper un peu à leur femme. J’avais de tous ces lieux une idée aussi nette que Franca, qui s’y allongeait deux ou trois fois par mois.
Cela semble incroyable, pourtant les gens se ressemblent jusque dans leurs comportements les plus intimes et reproduisent les gestes qu’ils ont vu faire auparavant par leurs voisins, les membres de leur club ou les acteurs des publicités à la télévision.
Par la suite j’ai cessé de vérifier. Quand elle avait fait quelque chose hors du commun, ce qui arrivait très rarement, elle me le disait.
Je n’ai jamais ressenti la moindre jalousie. J’ai eu en revanche des accès de rage, lorsque je croyais qu’elle me mentait ou que je la soupçonnais d’avoir ajouté un détail pour tester ma jalousie.
Avec le temps, j’ai compris que, tout comme moi, elle ne me mentait pas, et que si on nous avait demandé si nous nagions dans le bonheur, elle et moi aurions répondu que oui, tout allait pour le mieux malgré nos petites scènes, malgré la jalousie.
Parce qu’elle, elle était jalouse.
- Qu’as-tu fait aujourd’hui? me demandait-elle en rentrant.
- Euh… rien… répondais-je en lui montrant mon kimono impeccable, la ceinture fraîchement repassée, le bureau couvert de fiches et de notes, le maté froid à côté du cendrier rempli de mégots fumés jusqu’au filtre. Rien, répétais-je, dissimulant un sourire naissant à l’idée qu’elle s’était promenée dans le centre en s’imaginant que j’avais pu faire autre chose que ce qui occupait normalement mes journées.
- Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Qui est venu cet après-midi ? insistait-elle.
- Mais… personne, Franca, personne, répétais-je. Qui aurait pu venir ?
- Tu mens ! explosait-elle. Tu mens ! Je vois dans tes yeux qu’il y a eu quelqu’un.
- Non. Il n’y a eu personne, Franca, lui disais-je.
Je ne souriais plus, ne sachant que trop comment tout cela allait se terminer. Je scrutais ses yeux verts pour qu’elle comprenne que puisque j’étais capable de soutenir son regard, je n’avais rien à lui cacher, que personne n’était venu et que, ce jour-là, je n’avais rien fait d’autre que ce qui m’occupait normalement toute la semaine.
Alors elle se détournait de moi. Ses yeux verts fixaient le mur et n’en distinguais plus que le blanc, qui commençait à se voiler de larmes et de traînées huileuses de rimmel.
(Il y avait une pointe de folie dans sa manière de glisser un œil de côté, toujours du même côté, comme si la peinture du mur ou celle des tableaux qui y étaient accrochés aurait pu apporter une réponse à ses questions : « Qui est venu ? Où étais-tu ? »)
Je cherchais alors à la consoler. Je levais un bras, essayais de lui caresser les cheveux, mais elle se tournait davantage vers le mur et se concentrait sur un tableau ou, pire, tout simplement sur les plinthes.
- Tu vois que tu es toujours en train de mentir ! s’écriait-elle. Tu vois que tu mens ? reprenait-elle, comme si le mur le lui avait confirmé.
(Je ne mentais pas).
- Non, mon cœur… Je ne te mens pas… lui assurais-je en riant.
Mais ses pleurs redoublaient et elle me disait entre deux sanglots qu’elle allait partir avec tel mec, qui lui avait promis un appartement à Manhattan, ou tel autre, qui lui avait proposé un voyage dans des îles des Caraïbes, ou un troisième, qui voulait qu’elle vienne passer l’été dans sa villa au Brésil.
Comment ne pas rire de son éternelle menace: le Brésil, les îles des Caraïbes, l’appartement studio dans l’île de Manhattan? Mais je devais contenir mon rire sous peine d’aggraver la situation.
- Tu vois ? hurlait-elle. Tu ris ! lâchait-elle, se fournissant elle-même la réponse. Et d’expliquer : Ça signifie que tu te fiches que je parte ! Ça signifie que tu ne m’aimes pas… Que tu ne m’as jamais aimée ! Tu me dégoûtes !
- Non, mon cœur… lui disais-je. Ne cherche pas la bagarre, la suppliais-je.
J’avais cessé de rire, mais pas elle de pleurer.
- Comment ça, « ne cherche pas la bagarre »? s’écriait-elle. Comment veux-tu que je ne réagisse pas quand tu me mens ?
Elle me regardait et reprenait :
- Tu es insensible !
Elle pestait de plus en plus, élevait davantage la voix.
Alors je regardais l’heure et je calculais. Je sentais les aiguilles tourner. Je sentais que nous allions nous passer de dîner.
Elle, elle scrutait mon bureau ; elle s’avançait vers moi et je craignais qu’elle s’en prenne à mes livres, qu’elle mette mes papiers sens dessus dessous ou qu’elle finisse par flanquer mon cendrier et mon maté par terre, ainsi qu’elle l’avait souvent fait, bien qu’elle doive ensuite nettoyer la cendre et les petites paillettes d’herbe sèche, la tache verdâtre qui maculait le tapis. Tendant les bras sur mon bureau, j’essayais de le protéger.
- Arrête ! la suppliais-je.
Mais elle continuait. Pif : un livre. Paf : le cendrier. Poum : la timbale de maté déversant son contenu sur le tapis ; tout tombait. Je me contrôlais, me retenais, tentais de la calmer. Impossible : elle ne reprenait jamais son calme.
Délaissant mon bureau, j’allais jusqu’à elle, je lui faisais une clef de l’avant-bras et l’emmenais pliée en deux sur le divan. J’enfonçais sa tête dans les gros coussins, sur le canapé ou à même le tapis, et j’évitais qu’elle ne se blesse en essayant de se libérer de mon étreinte.
- Du calme, mon amour… arrête… lui demandais-je alors, lui parlant à l’oreille.
Mais ses cris s’entensifiaient : j’allais la tuer, je voulais la tuer. Moi je songeais aux voisins, je tâchais de la faire taire en écrasant sa bouche dans les coussins. C’était pire : elle s’agitait, criait encore plus.
Alors je la bâillonnais avec ma ceinture que je serrais sous ses cheveux, sur sa nuque ; avec les extrémités je lui liais les mains dans le dos. Quand elle était ainsi immobilisée, je pouvais lui dire doucement que je l’aimais, que personne n’était venu, que je n’avais pas été de sortie et que je savais que jamais elle ne me quitterait pour l’homme qui lui promettait le Brésil ni personne d’autre. Elle cessait de lutter, j’éteignais la lumière et me déshabillais.
Je lui parlais tout bas. Je la dénudais et, avant de dégrafer la ceinture, je lui caressais le cou et les bras pour m’assurer qu’elle s’était détendue. Je ne la punissais que lorsqu’elle faisait du bruit ou tentait de crier la bouche fermée, par le nez, ce qui aurait alerté les voisins.
Quand elle s’était calmée je desserrais la ceinture, baisais ses yeux et son visage, caressais tout son corps et la sentais encore sangloter ou trembler -échos de toutes les larmes qu’elle avait versées et de tous ses cris- et nos bouches se rejoignaient. Alors elle riait, reconnaissant dans ma bouche le goût de ses larmes mêlé à celui du tabac et du rimmel, et nous nous enlacions comme jamais elle n’avait dû le faire avec ses mecs, puis nous allions dans la chambre ou sur le hamac, où nous restions des heures à nous aimer, à nous bercer jusqu’à ce que la faim, la soif ou mes absurdes envies de fumer nous forcent à nous séparer.
Ces soirs-là elle ne cuisinait pas. Après la douche nous descendions dans un restaurant du quartier et nous avions l’impression de filer des jours heureux.
Les gens assis aux autres tables devaient sentir ce bonheur, et nous coulions ensuite des semaines heureuses, sans la moindre scène.
Si elle avait des marques, elle me le reprochait.
- Que vont-ils penser ! s’exclamait-elle en riant, reconnaissant que tout avait été de sa faute.
Nous nous amusions à songer que les marques sur son cou, son dos et ses poignets exciteraient davantage les mecs de la semaine.
Elle me disait qu’elle racontait à certains, ceux qui lui paraissaient les plus sensibles, que l’homme qui partageait sa vie se soûlait et la battait. Que, parfois, on avait dû la conduire à l’hôpital, évanouie. Qu’elle ne le quittait pas ni n’osait l’abandonner parce que cet homme était un assassin et qu’elle était convaincue qu’il finirait tôt ou tard par la tuer.
Aux autres elle faisait croire qu’elle s’était blessée en tombant de cheval.
Elle avait un cheval au Club Hippique Allemand de Palermo. Elle montait le lundi et le samedi. Cela lui faisait du bien, tout comme à moi le judo.
Tout le monde devrait pratiquer un sport de combat : quand on a un corps ferme et vigoureux, on se sent mieux dans sa tête, on dort mieux, on fume moins et la vie commence à ressembler davantage à ce que doit être le véritable bonheur.
Elle avait un alezan qui, je ne sais pourquoi, s’appelait Macri. Je fis sa connaissance un samedi, en l’attendant au bord du lac. Elle mit pied à terre et marcha jusqu’à moi en le tenant par une rêne, mais quand je sortis de la voiture pour l’embrasser, le cheval flaira mes cheveux, renâcla et, nerveux, gratta le sol.
Elle me dit qu’il ne s’était jamais comporté ainsi. Tout le monde le trouvait noble et calme, mais quelque chose en moi devait le mettre mal à l’aise, car les quelques fois où je me suis trouvé près de lui, il a réagi de la même manière : renâclant, martelant la pelouse de ses sabots…
Des militaires de Palermo lui emboîtaient le pas. Elle n’aimait pas les militaires, pourtant, le lundi et le samedi, beaucoup d’entre eux viennent monter leurs chevaux.
Ils la poursuivaient. Tentaient d’obtenir un rendez-vous.
Elle les repoussait toujours.
Elle ne s’est jamais fait de mecs à Palermo ou au centre hippique. Les chevaux, et plus particulièrement le sien, étaient sa passion.
Nous avons appris par la suite que l’homme qui prenait soin de Macri était un sous-officier de l’armée. Il s’occupait des chevaux pour arrondir sa petite solde.
Je combattais à l’époque contre un capitaine. À cause de mon poids -soixante-deux kilos-, je ne trouvais jamais contre qui lutter à l’académie. Je me mesurais parfois à des femmes, mais elles manquaient de technique et de force. Il y avait bien des garçons du même poids que moi, forts et techniquement avancés, mais dépourvus de la maturité et de la concentration qu’on acquiert au judo après des années de pratique.
Je luttais donc contre des judokas plus lourds que moi. Le capitaine -soixante-dix kilos- était un petit homme brun. Lorsque Fukuma nous avait présentés, il avait regardé ma ceinture pendant le salut et avait dû croire que le maître le priait de me tester, comme pour lui demander une faveur.
Je gagnai à la suite les six premiers coups. Je gagnais toujours.
Un soir que nous nous exercions à faire des immobilisations, j’essayai sur lui quelques techniques d’hapkido et vit qu’il avait désespérément envie de sortir. Quand je lui faisais un étranglement en saisissant le revers de son judogi de grosse toile, dès qu’il sentait que le sang n’affluait plus dans son cerveau, il me fixait de ses petits yeux traversés de vaisseaux éclatés au lieu de me tapoter du doigt pour que je le laisse sortir. Je voyais son regard haineux, différent de celui de Franca, pas seulement par contraste avec ses jolis iris verts, mais parce qu’il était évident que personne ne pourrait transformer la haine de cet homme en un sentiment plus élaboré.
Bien des gens ne comprendront jamais le sport.
À présent on leur permet de se fédérer et d’organiser des compétitions, des tournois dont les participants, animés d’idées agressives, ne retirent rien de l’expérience du triomphe et de l’échec.
Il faudrait dûment s’assurer de ce que certains entendent par triomphe ou échec avant de les autoriser à combattre ou de leur octroyer des grades qui les habilitent à former des disciples. Sans cela, en quelques années, les principes des arts martiaux finiront par perdre tout leur sens.
Perdre, c’est apprendre. C’est ce que m’a enseigné Fukuma, qui l’avait appris du maître Murita, dan impérial qui n’a jamais consenti à l’ostentation des couleurs de grades dans son dojo.
« Si j’avais autant de force et d’habileté… » disait-elle en parlant de mes clefs et de mes techniques.
Mais elle n’avait jamais pu apprendre. Elle avait acheté un kimono, payé sa licence et le premier mois d’un cours avec Fukuma, mais s’était désistée au bout de quatre leçons, reconnaissant qu’elle ne parviendrait jamais à comprendre les fondements de notre sport.
Franca était née pour faire du cheval.
Olda Ferrer estimait que j’aurais gagné une fortune en ouvrant un gymnase.
- Combien gagnerais-je ? lui demandai-je.
- Beaucoup d’argent, répondit-elle tandis que son mari, psychanalyste, conseillait à Franca de me pousser à former des disciples.
Pour les psychanalystes, poser une plaque et aménager un local où les gens payent pour être reçus est un idéal de lvie humaine, encore plus élevé si l’endroit s’appelle « institut » et si les gens versent beaucoup d’argent.
- Mais c’est combien, beaucoup ? demandai-je à la Ferrer, qui était une économiste assez connue.
- Dix mille, pour commencer, calcula-t-elle. Et après… vingt ou trente mille…
Peu importe le chiffre qu’elle me donna ; je ne sais pas quelle était la valeur de l’argent à l’époque. Je me rappelle en revanche que Franca me faisait des clins d’œil car le mois précédent, elle avait empoché trente-cinq mille pesos sans monter d’institut ni perdre son temps à former des disciples incapables d’atteindre le moindre objectif. Pourtant j’avais failli m’installer. Je l’avais dit à Fukuma, qui m’avait incité à le faire.
- Il faut te lancer, m’avait-il répondu.
C’était drôle de l’entendre, car à cause de son accent, nous eûmes l’impression qu’il parlait japonais alors que ces mots devaient lui paraître aussi naturels et argentins que tous ceux qu’il prononçait -toujours mal- dans un espagnol hésitant.
En 1975, comme l’université était sous le contrôle du gouvernement , on renvoyait les professeurs au motif qu’ils avaient accepté à la faculté de petits groupes d’étudiants impliqués dans la guérilla.
Je pensais qu’on me renverrait moi aussi. Au second quadrimestre, je modifiai mes horaires et commençai à dicter mes cours théoriques les lundis et samedis, de huit à dix heures du matin. Du fait de ces changements d’horaires, j’avais moins d’élèves, et comme les autorités d’intervention arrivaient toujours en retard et ne me voyaient pas, elles finirent par m’oublier et je n’eus pas besoin de « me lancer » dans l’ouverture d’un institut.
Je raisonnais de la sorte : « Si en donnant quatre heures de cours par semaine je gagne mille pesos, j’en gagnerais dix mille en ayant quarante heures. Je n’ai donc pas intérêt à changer ».
Les chiffres sont faux : personne ne se souvient combien il gagnait à l’époque.
Il est une chose qu’on peut retirer de l’enseignement des arts martiaux : agir sur les parties de l’ennemi qui offrent le moins de résistance.
J’ai écrit « parties ». Une traduction correcte du japonais aurait préféré l’usage du mot « points ».
Franca rirait si elle lisait ces notes.
Un soir, je parlai au capitaine. Je lui racontai ce qui se passait à l’université et lui touchai mot de mes craintes nous concernant moi et Franca. Il promit de m’aider.
Peu après, il vint me trouver pour m’annoncer qu’il avait fait des recherches, que je n’avais pas d’antécédents et donc pas de raisons de m’inquiéter.
Mais en 1977, en milieu d’année, après la disparition d’un garçon du gymnase à qui on avait également conseillé de ne pas s’alarmer car sans antécédents, j’appelai Solanas et, en cachette de Franca, il m’emmena dans le fameux bureau pour que je montre patte blanche.
« Montrer patte blanche » signifiait raconter ce qu’on pensait, ce qu’on savait que pensaient ou disaient les autres, ce qu’on pensait que faisaient, pensaient ou savaient les autres. L’homme présent dans le bureau, un très grand type aux cheveux blancs qui devait être le chef, me parla et m’interrogea durant près de trois heures, puis m’annonça que si un jour on m’arrêtait, je devrais tenter de convaincre les autorités que j’avais montré patte blanche, et demander à ce qu’on révise mes fiches dans le bataillon trois cents et quelques. Solanas m’expliqua ensuite qu’avoir montré patte blanche ne garantissait rien, qu’on ne pouvait se fier à personne et que toutes ces formalités, « dans le meilleur des cas », me seraient peut-être utiles.
Je crois que tout le monde a vu ce qui s’est passé dans ces années-là. Beaucoup affirment n’en prendre connaissance qu’aujourd’hui. D’autres, plus décents, disent qu’ils l’ont toujours su, mais ne l’ont compris que récemment. Peu admettent qu’ils l’ont toujours su, toujours compris, et que si à présent ils pensent ou disent penser autre chose, c’est que parler ou penser différemment est devenu une habitude, comme il était coutumier par le passé de feindre de ne pas savoir ou de faire croire qu’on savait, mais qu’on ne comprenait pas.
On l’apprend dans la vie ou au dojo : tout demeure comme avant. L’important pour les gens, c’est de vivre en regardant dans la direction signalée par les autres, à croire que rien n’est survenu naguère ni ne surviendra plus tard. Si, au moment des faits, il fallait songer à autre chose, et que maintenant il faut songer à ce qui se passait à l’époque, cela signifie qu’à l’avenir il ne faudra ni regarder ni songer à ce qui se passe en ce moment.
1983. Une autre année commence, amenant de nouvelles promotions d’élèves. Chaque quadrimestre, les étudiants me semblent plus jeunes, plus enfantins. C’est que, dans ma mémoire, les élèves d’autrefois ont continué de grandir et de vieillir, bien que je ne les aie jamais revus.
Dans ma mémoire, les garçons et les filles qui sont morts il y a cinq ou dix ans, peu après avoir réussi le dernier examen, prennent de l’âge et ont des cheveux blancs.
La mémoire que j’ai de moi est restée intacte. Je me revois encore lorsque j’ai commencé à enseigner, il y a déjà douze ans.
J’avais vingt-sept ans.
Franca non plus n’a pas vieilli. Elle a trente-neuf ans, mon âge. Elle se fait encore des mecs, mais elle est persuadée que son mari ne le sait pas.
Elle vit avec lui et les enfants qu’elle a eus de lui. Avec sa belle-mère aussi, qui s’occupe d’eux.
Je la vois très rarement. Je me demande comment nous avons pu laisser ainsi filer notre bonheur.
Elle se récrie, dit qu’elle est heureuse, qu’elle n’est plus jalouse, qu’à présent c’est lui -le mari-, qui est jaloux. Il sait qu’elle se faisait des mecs, mais il ignore ou feint d’ignorer qu’elle continue de s’en faire. Elle dit qu’il ne saura jamais rien pour nous, car s’il l’apprenait il la flanquerait dehors, lui retirerait la garde des enfants ou commettrait n’importe quelle autre folie. Elle l’en croit capable.
Elle raconte que, sauf dans certaines circonstances où elle a dû satisfaire les caprices de clients, elle n’a plus jamais recouché avec une femme, que j’ai été la seule dans sa vie à lui inspirer des sentiments forts et sincères.
Je la crois.
Croire ou ne pas croire ne me rend pas plus ou moins heureuse. Claudia, qui a relu ce texte jusqu’ici, veut savoir si nous étions heureuses. Je lui réponds que oui.
- Comme avec toi. Exactement comme avec toi, Claudia, lui dis-je.
J’ai l’impression qu’elle va à nouveau fondre en larmes.
Va-t-elle pleurer ? Elle pleure, parfois.
- Non, Claudia. Pas de crise de jalousie, s’il te plaît, la prié-je car je sens qu’elle commence à sangloter.
Alors elle m’assure qu’elle n’est jalouse ni de moi ni de l’autre, mais du temps où nous étions très heureuses et où elle n’était pas avec moi.
- Mais maintenant, Claudia, ne sommes-nous pas heureuses ? lui demandé-je.
Du recoin d’où elle se tient dans le salon, elle me regarde sans un mot.
Elle vient tout juste de rentrer après s’être fait des mecs et s’est mise à ranger les disques.
- Si… nous sommes heureuses, répond-elle au bout d’un moment. Mais je voudrais que tu effaces tout ça de ton crâne pourri…
Je soupire. (Le petit cheval de Franca Charreau devait éprouver quelque chose d’analogue). Elle ne m’a pas entendue mais elle s’approche. Je devine ce qui va se passer.
J’ai vu juste.
Elle s’appuie contre mon bureau. Elle cherche à lire ce que j’écris.
Elle retourne mes papiers et commence, comme d’habitude, à parler de Franca.
- Cette pute ! … Elle allait avec des femmes… Elle couchait avec toutes les putes paumées de Buenos Aires !
Quand elle est dans cet état, Claudia s’exprime toujours ainsi.
Elle me dit ensuite que je suis une idiote, une imbécile, et répète que Franca était une pute.
- Comme toi, mon amour, rétorqué-je.
Je suis calme. Devrais-je pour une fois perdre mon sang-froid et sortir de mes gonds pour qu’elle arrête ?
- Tu doutes de moi ! s’écrie-t-elle en pleurant. Tu ne crois pas en moi !
- C’est faux, ma chérie, je n’ai jamais douté de toi.
- C’est ça… grogne-t-elle. C’est parce que tu es sûre de toi, parce que tu sors avec d’autres filles… Parce que tu vois encore cette pute de Franca… C’est pour ça…
Elle pleure et élève la voix. Faut-il interpréter? J’interprète :
- Non, ma chérie. C’est probablement toi qui veux sortir avec d’autres filles… Pas moi… Moi, je suis très bien derrière mon bureau… Tu te comportes mal… D’après moi tu fais cela pour te sentir mal, pour ne pas être mieux avec moi…
- Et elle… Elle arrivait à être bien avec toi ? demande-t-elle en abattant son poing sur le bureau.
- Oui, Claudia, dis-je, craignant qu’elle ne recasse quelque chose. Comme toi. Certains jours, comme toi aujourd’hui, elle n’y parvenait pas…
Elle ne sait pas contrôler ses réactions. Moi non plus je ne maîtrise pas mon absence de réactions. Si je réagissais comme elle le souhaite, tout serait différent. Plus violent, plus confus, plus dangereux, mais ce serait peut-être mieux. Je vais éteindre la lumière.
Je vois sa silhouette bouger dans la semi-pénombre du salon et je devine ses desseins.
Je la menace :
- Si tu continues, Claudia, tu sais ce qui va se passer…
Mais elle continue :
- Tu n’es qu’une merde… Tu n’es qu’une merde ! Une gouine soûlarde et pourrie, comme ce que tu écris !
Elle hurle. Elle hurle de plus en plus fort.
- Tu es une pute, comme Franca …
Tous les voisins doivent l’entendre.
Je déteste leurs regards indifférents dans l’ascenseur ou sur le palier. Attentifs et polis, ils font comme s’ils ne nous avaient jamais entendues. Ils sont ainsi : ils vivent en feignant, en occultant ce qui se passe derrière eux. Comme au cinéma ? Comme dans un cinéma. Comme dans la vie.
Qu’elle arrête. Pour les voisins, surtout. Je lui dis que je ne veux plus être humilié par les voisins.
Elle continue :
- Pourrie… Gouine… Comme ce que tu écris !… C’était une pute !…
Elle hurle, continue de hurler jusqu’à ce que je me lève de ma chaise, la surprenne par derrière et plaque mon avant-bras sur sa bouche en immobilisant son poignet avec le bout de ma ceinture. Désormais les voisins ne peuvent plus l’entendre.
Elle crie par le nez. J’entends chacune de ses syllabes : « soûlarde », « gouine », « pourrie », « ivrogne ».
Combien de fois ne l’ai-je pas entendue ! Je la renverse sur les coussins. Elle se cambre.
Elle se cogne le front et les oreilles contre le tapis et les pieds du canapé. La soutenir n’est pas chose facile.
Elle aura des marques.
Quand j’ai fini de lui lier les mains, je me déshabille, la maintenant immobile en posant un pied sur son ventre. Elle crie par le nez, secoue la tête. Tout résonne.
Une fois nue, je commence à la dévêtir. Ce n’est pas simple. Claudia est forte -elle pèse cinquante-huit kilos-, elle bouge et résiste. Je commence à la caresser. J’embrasse ses larmes. J’embrasse ses yeux, j’embrasse sa chevelure humide et je sens le goût de son sang : ses cicatrices à la tempe se sont rouvertes.
Je l’étreins.
Je la sens se calmer peu à peu.
Alors je passe mes mains dans son dos et je dégrafe la ceinture. Sa main dégagée se plante dans mon ventre, sous mon dos. Elle me griffe, mais reprend son calme.
Ensuite elle se détend et nous nous embrassons. Les saveurs de nos bouches se mêlent : larmes, sang, traînées de rimmel et de rouge à lèvres. Nous nous serrons davantage l’une contre l’autre et allons, enlacées, jusqu’au hamac ou dans la chambre, pour nous bercer ou nous caresser. Elle rit. Nous rions toutes les deux et, plus tard, après la douche, quand nous sortons manger, elle éclate à nouveau de rire en se rappelant la scène de ce soir. Je ris en même temps qu’elle et les gens nous voient rire. Pensent-ils tous que nous sommes très heureuses ? Peut-être.
Mais ici personne ne nous connaît. Ceux qui avaient coutume de dîner dans ces restaurants ne fréquentent plus notre quartier.
- Tout change, lui dis-je, et je voudrais qu’elle comprenne que je n’ai pas lâché cette phrase au hasard, que ces deux mots contiennent tout un enseignement qu’il lui faudra un jour assimiler.
- Je suis heureuse… souffle-t-elle comme si elle avait compris, et elle m’avoue que si elle rencontrait un homme capable de lui donner le quart du bonheur que je lui ai donné, elle partirait avec lui, parce que je suis une poivrote pourrie qui ne sait que détruire. Elle répète que je suis une poivrote, qu’un jour elle m’oubliera, ainsi que l’a probablement fait Franca.
Moi, je ris. (Les clients du restaurant m’ont décidément vue beaucoup rire !) Je ris parce qu’elle simule une scène pour me tester -me provoquer-, mais lorsqu’elle me demande pourquoi je ris, je mens et lui réponds que je ris d’elle, car si je lui disais que je ris d’un pays, d’une ville, d’un restaurant où toutes les tables sont pareilles, où les gens mangent le même menu que le nôtre et où tout semble naturel, ou réel, elle ne me croirait pas, elle aurait l’impression que je la trompe et irait peut-être jusqu’à me faire subir un nouvel accès de violence.
1983